lunes, 14 de septiembre de 2009

L'île des Gauchers





Il se fit séquestrer dès 1918 dans l’une des plus grandes bibliothèques privées d’Europe, assez méconnue, près de Zurich. Cigogne s’y était fait enfermer par le vieux propriétaire, le célèbre botaniste Otto von Blick, un ami de son grand-père. Le vieil Helvète alémanique avait accepté de se prêter à l’expérience du petit-fils de Philby. La famille von Blick accumulait depuis le XVIII siècle dans son extravagant château tous les bons ouvrages parus dans les principales langues européennes, en version originale bien entendu. (…) Il apprit cinq langues, aima des dizaines d’auteurs, s’éprit de personnages de roman, se brouilla avec eux, se réconcilia, dina souvent avec Don Juan, noua des liens étroits avec Dostoïevski, trompa Emily Pendleton avec les héroïnes de Stendhal. Irrité par les habiletés de Pirandello, il évita pendant des longs mois les salles où le maître italien régnait. Jamais à Londres il n’avait frayé avec des gens aussi vivants ni surtout, existé avec une telle intensité. Chaque matin Cigogne se levait dans une émotion nouvelle. Avait-il rendez-vous avec le jeune Stefan Zweig ou Henry James ? Avec quelle femme de lettres s’était-il couché la veille ? Toutes ces grandes ombres qui peuplaient le château conversaient dans son cerveau. En lui se rencontraient les héros de Balzac et ceux de l’espagnol Clarín. Sept ans de lecture l’initièrent aux secrets de son propre cœur, déposèrent en lui tous les ferments qui font les grands caractères. Au terme de son long voyage immobile, il y avait de Shakespeare dans ses emportements, du Goldoni dans sa gaieté, du Musset dans ses élans qui le portaient toujours vers Emily. Sa volonté prodigieuse était celle d’un Choderlos de Laclos. Sa science de la vie devait beaucoup à Colette. Le petit peuple des écrivains avait versé dans son esprit ce supplément d’âme qui, jadis, lui faisait tant défaut. Mais jamais un être contrefait ne le fut avec plus de naturel.




Photo:
Kalipedia.com


Texte:
Alexandre Jardin 
L’île des Gauchers


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